"Leconte de Lisle étant un vrai poète sérieux et méditatif, a horreur de la confusion
des genres, et il sait que l'Art n'obtient ses effets les plus puissants que par
des sacrifices proportionnés à la rareté de son but."
Charles Baudelaire, Portrait de Leconte de Lisle, Revue fantaisiste (été 1861)
Leur nom vient du grec Parnasos, montagne en Grèce près de Delphes, où résidaient
Apollon et les neufs Muses (symboles de l'inspiration et de l'activité
artistique).
Nous nous contenterons ici de leurs convictions majeures. Contre les excès du moi,
excès du lyrisme romantique que Lisle qualifie de « vanité et
profanation gratuites », ils préfèrent le recours à l'impersonnalité.
Contre la contingence et l'artificiel, la mystique de la Beauté est
essentielle. Contre la facilité et ses licences, ils tiennent en haute estime
le travail et la science.
Ils expriment une Beauté absolue, transcendante, dans la perfection et l'évidence
d'une forme idéale ; ils prônent la doctrine de l'Art pour l'Art,
l'artiste est le prêtre d'une religion de la pure Beauté.
Leconte de Lisle (Charles Marie) est un poète français (Saint-Paul, la Réunion 1818
– Louveciennes 1894). Il effectua ses études en France, à Rennes. Il s’installe à Paris en 1846, où
il est conquis par les doctrines de Fourier, mais après son échec aux élections
de 1848, il se consacre à la poésie.
Fils de planteur créole, bercé dans un exotisme luxuriant de sa Réunion natale, il
a d'abord aimé Lamartine. Sa poésie est systématiquement fondée sur un
double dépaysement, historique et culturel, qu'il croit pouvoir opposer aux
avatars de l'histoire présente.
Il emploie des métaphores d'une authentique obsession de la violence et d'un
pessimisme ontologique.
On constate la virtuosité d'une poésie savante dans ses rythmes et sonorités,
voire précieuse dans ses descriptions.
Son premier recueil, Poèmes antiques (1852), manifeste une esthétique
anti-romantique fondée sur l’admiration de la littérature grecque, dont
l’auteur traduit les principaux chefs-d’œuvre.
Il groupe, à partir de 1860, quelques disciples, qu’il reçoit le samedi dans
son salon du boulevard Saint-michel (dont Jean-Marie de Heredia, Verlaine,
Mallarmé…).
Fervent admirateur de l'Antiquité, Leconte de Lisle publia, à partir de 1861, un
certain nombre de traductions des grandes oeuvres de la littérature grecque
(Anacréon, Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Hésiode, Théocrite),
auxquelles il travaillait depuis 1850. Son respect pour la beauté antique va
jusqu'à conserver aux noms des dieux et des héros leur orthographe et leurs
sonorités primitives.
Il publie en 1862 le recueil des « Poèmes barbares », puis adopte
l’idée d’une œuvre collective intitulée « le Parnasse Contemporain »,
où ses poèmes se trouvent réunis à ceux de ses disciples.
Il fait représenter, en 1873, les « Érinyes », adaptation d’une tragédie
d’Eschyle, puis donne son troisième recueil, les « Poèmes tragiques »,
en 1884.
Ses « derniers poèmes » datent de 1895.
Il devient membre de l’Académie française en 1887.
Au
déclin des grandeurs qui dominent la terre,
quand les cultes divins, sous les siècles ployés,
reprenant de l' oubli le sentier solitaire,
regardent s' écrouler leurs autels foudroyés ;
quand du chêne d' Hellas la feuille vagabonde
des parvis désertés efface le chemin,
et qu' au delà des mers où l' ombre épaisse abonde,
vers un jeune soleil flotte l' esprit humain ;
toujours des dieux vaincus embrassant la fortune,
un grand coeur les défend du sort injurieux ;
l' aube des jours nouveaux le blesse et l' importune :
il suit à l' horizon l' astre de ses aïeux.
Pour un destin meilleur qu' un autre siècle naisse
et d' un monde épuisé s' éloigne sans remords ;
fidèle au songe heureux où fleurit sa jeunesse,
il entend tressaillir la poussière des morts.
Les sages, les héros se lèvent pleins de vie !
Les poëtes en choeur murmurent leurs beaux noms ;
et l' Olympe idéal qu' un chant sacré convie,
sur l' ivoire s' assied dans les blancs parthénons.
ô vierge, qui d' un pan de ta robe pieuse
couvris la tombe auguste où s' endormaient tes dieux :
de leur culte éclipsé prêtresse harmonieuse,
chaste et dernier rayon détaché de leurs cieux !
Je t'aime et te salue, ô vierge magnanime !
Quand l' orage ébranla le monde paternel.
Tu suivis dans l'exil cet Oedipe sublime,
et tu l'enveloppas d'un amour éternel.
Debout, dans ta pâleur, sous les sacrés portiques
que des peuples ingrats abandonnait l'essaim,
Pythonisse enchaînée aux trépieds prophétiques,
les immortels trahis palpitaient dans ton sein.
Tu les voyais passer dans la nue enflammée !
De science et d'amour ils t'abreuvaient encor ;
et la terre écoutait, de ton rêve charmée,
chanter l' abeille attique entre tes lèvres d' or.
Comme un jeune lotos croissant sous l' oeil des sages,
fleur de leur éloquence et de leur équité,
tu faisais, sur la nuit moins sombre des vieux âges,
resplendir ton génie à travers ta beauté !
Le grave enseignement des vertus éternelles
s'épanchait de ta lèvre au fond des cœurs charmés ;
et les galiléens qui te rêvaient des ailes,
oubliaient leur dieu mort pour tes dieux bien-aimés.
Mais le siècle emportait ces âmes insoumises
qu'un lien trop fragile enchaînait à tes pas ;
et tu les voyais fuir vers les terres promises ;
mais toi qui savais tout, tu ne les suivis pas !
Que t'importait, ô vierge, un semblable délire ?
Ne possédais-tu pas cet idéal cherché ?
Va ! Dans ces cœurs troublés tes regards savaient lire,
et les dieux bienveillants ne t'avaient rien caché.
ô sage enfant, si pure entre tes sœurs mortelles !
ô noble front, sans tache entre les fronts sacrés !
Quelle âme avait chanté sur des lèvres plus belles,
et brûlé plus limpide en des yeux inspirés ?
Sans effleurer jamais ta robe immaculée,
les souillures du siècle ont respecté tes mains :
tu marchais, l' oeil tourné vers la vie étoilée,
ignorante des maux et des crimes humains.
L' homme en son cours fougueux t' a frappée et maudite,
mais tu tombas plus grande ! Et maintenant, hélas !
Le souffle de Platon et le corps d' Aphrodite
sont partis à jamais pour les beaux cieux d' Hellas!
Dors,
ô blanche victime, en notre âme profonde,
dans ton linceul de vierge et ceinte de lotos ;
dors ! L' impure laideur est la reine du monde,
et nous avons perdu le chemin de Paros.
Les dieux sont en poussière et la terre est muette ;
rien ne parlera plus dans ton ciel déserté.
Dors ! Mais vivante en lui, chante au cœur du poète
l' hymne mélodieux de la sainte beauté.
Elle seule survit, immuable, éternelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
mais la beauté flamboie, et tout renaît en elle,
et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.
Le recueil débutait par une préface (supprimée dans les éditions suivantes) où
il opposait au romantisme individualiste et chrétien l’âme originelle de
l’humanité.
Le poème Hypatie fut publié pour la première fois dans La Phalange en
juillet 1847. Certains vers furent modifiés par la suite. Notamment les vers 13
à 20 :
Pour
de plus hauts destins qu’un autre siècle naisse
Et d’un monde déchu s’éloigne sans remords ;
Fidèle
au songe heureux qui berça sa jeunesse,
Lui,
restera courbé sous la cendre des morts.
N’outrageons
point ceux-ci qu’un tel amour parfume,
Derniers
consolateurs des suprêmes moments !
Sur
quelque autel brisé que leur pur encens fume,
Il
est beau de sourire à ces nobles amants.
Et les vers 33 à 40 :
Des
bords de l’Ilyssus, l’abeille athénienne
A
son divin murmure assouplissait ta voix
Jusque
sur ton berceau la brise hellénienne
Vint
répandre l’arome et la fraîcheur des bois.
Comme
un jeune lotus croissant sous l’œil des sages,
Tu
grandis, transparente en ta virginité,
>Tant
les dieux avaient fait, chaste fleur des vieux âges,
Resplendir
ton génie à travers ta beauté !
D’autre part le vers 58, Les souillures de Rome ont fui tes blanches mains,
devint Les souillures du siècle. De même, vers 61, L’homme en son
vol fougueux t’a frappée et maudite, est devenu Le vil Galiléen t’a
frappé et maudite. Ce dernier vers avait soulevé l’indignation, et
amplifié la réputation de fanatique antichrétien et d’intolérant absolu de
Leconte de Lisle. En effet, on pensa longtemps que l’adjectif vil désignait
le Christ, mais il serait plus probable qu’il s’agisse de Cyrille. Lisle
hait l’Église chrétienne, mais pas son chef.
D’après Edgard Pich, on peut voir dans le poème « trois efforts d’adaptation à
trois situations successives ». Leconte de Lisle se sent en effet rejeté
du monde en train de se construire, le martyre d’Hypatie reflète donc pour
lui celui du poète. D’autre part elle est « la victime de l’esprit clérical ».
>Par contre, pour Ducros, Lisle s’inspira fortement d’un autre poème, le
« Sunium » de Laprade, où Hypatie apparaît comme une sorte de
Platon, qui enseigne les « vertus éternelles ».
Hypatie est la première d’une lignée de héros qui paient de leur vie leur fidélité
à une religion moribonde, dans les grands poèmes de Leconte de Lisle.
" Rien de plus hautainement impersonnel, de plus en dehors du temps, de plus dédaigneux
de l’intérêt vulgaire et de la circonstance. Profondément
imprégné de l’esprit antique, Leconte de Lisle regarde les civilisations
actuelles comme des variétés de décadence. "
Rapport sur les progrès de la poésie (1868) – Théophile Gautier
Le recueil des Poèmes antiques débute par le poème adressé à Hypatie, sa Muse.
« Il a comme elle le regret de ces dieux superbes, les plus parfaits
symboles de la beauté, les plus magnifiques personnifications des forces
naturelles, et qui, déchus de l'Olympe, n'ayant plus de temples ni
d'adorateurs, règnent encore sur le monde par la pureté de la forme ».
Théophile Gautier le qualifie de « parfois plus Grec que la Grèce »,
de « singulier phénomène à notre époque qu'une âme d'où toute idée
moderne est absolument bannie ». Fervent amoureux de l'hellénisme,
Leconte de Lisle a rejeté la terminologie latine adaptée aux noms grecs.
Ceux-ci « ajoutent à la beauté métrique par leur harmonie et leur
nouveauté ; leurs désinences inusitées amènent en plusieurs endroits des
rimes imprévues, et dans notre poésie,
privée de brèves et de longues, c'est un bonheur qu'une surprise de ce genre ;
l'oreille qui attend un son aime à être trompée par une résonance d'un
timbre antique ». Théophile Gautier compare cette « poésie austère,
noble et pure » à « l'effet d'un temple d'ordre dorique découpant
sa blancheur sur un fond de montagnes violettes ou sur un pan de ciel bleu ».
L’hellénisme du sobre artiste « jaillit directement des sources, et il
ne s'y mélange aucun flot moderne ». Il proscrit la passion, le drame, l'éloquence,
afin de livrer une beauté sévère, parfois froide. « Le poète, selon
lui, doit voir les choses humaines comme les verrait un dieu du haut de son
Olympe, les réfléchir sans intérêt dans ses vagues prunelles et leur donner,
avec un détachement parfait, la vie supérieure de la forme: telle est, à ses
yeux, la mission de l'Art ».
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